3

 

 

Un chevalier venant à mon secours ? Hélas ! C’était V’lane. Dire qu’une seconde plus tôt, je pensais que ma situation ne pouvait pas être pire !

V’lane n’était pas un chevalier, mais un prince de la Cour de Lumière – si je pouvais me fier à ses propres affirmations – et un faë de volupté fatale. Il n’était pas en quête d’aventures amoureuses, mais de victimes qu’il ferait succomber sous ses ardeurs aussi érotiques que meurtrières.

Je baissai les yeux pour m’assurer que mes vêtements étaient toujours sur moi et constatai avec soulagement que c’était le cas. Les princes faës ont un pouvoir de séduction si puissant que les malheureuses qui croisent leur chemin en perdent pratiquement l’esprit. Face à eux, elles deviennent la proie d’une violente excitation sexuelle qui les rabaisse au rang de bêtes en chaleur, prêtes à tout pour assouvir leur soif de jouissance. Leur premier réflexe, à la vue de l’un de ces démons, est de se déshabiller.

Dans un roman, cela pourrait sembler un peu osé, ou même coquin, voire franchement érotique. Dans la réalité, c’est une expérience terrifiante. La plupart du temps, de telles rencontres se soldent par la mort des malheureuses. Quant à celles, très rares, qui survivent à une telle épreuve, elles deviennent des pri-ya. Des êtres décérébrés. Des esclaves sexuelles pour faës.

Jetant un coup d’œil rapide à l’Ombre, je frottai en hâte une nouvelle allumette. L’ectoplasme semblait me regarder plus intensément encore, si c’était possible.

— Eh bien, il vient, ce coup de main ? m’impatientai-je.

— Dois-je en déduire que tu acceptes mon présent ?

Lors de notre première rencontre, quelques semaines plus tôt, V’lane m’avait offert une relique mythique connue sous le nom de Bracelet de Cruce. Un gage de sa bonne volonté, avait-il affirmé. En échange, j’étais censée l’aider à trouver le Sinsar Dubh pour sa reine, Aoibheal, souveraine de la Cour de Lumière. Selon V’lane, le bracelet protégeait celui qui le portait contre un certain nombre de nuisances, dont les Ombres faisaient partie.

D’après mon hôte et mentor, avec les faës, seelie ou unseelie, il ne faut jamais cesser de se méfier : ils nous cachent toujours quelque chose. Dévoilons-nous nos intentions au bœuf que nous nous apprêtons à abattre pour le manger ?

Peut-être ce maudit bracelet me protégerait-il. Peut-être ferait-il de moi une esclave.

Peut-être me tuerait-il…

Lors de notre dernière rencontre, V’lane avait tenté d’abuser de moi dans un lieu public. Non qu’un viol en toute intimité eût été moins ignoble, mais ses méthodes ajoutaient l’humiliation à l’agression. Reprenant à temps le contrôle de moi-même, je m’étais aperçue que j’étais presque nue au milieu d’une foule de voyeurs. Cette expérience, comme tant d’autres depuis quelque temps, resterait pour moi un souvenir cuisant.

Maman ne m’a pas élevée comme cela, et je tiens à ce qu’on le sache : Rainey Lane a toujours été une mère admirable et respectable.

Oubliant vingt ans de parfaite éducation, je ne me privai pas de faire savoir à V’lane, avec un luxe de détails, ce que j’avais l’intention de lui infliger à la première occasion, et en quel endroit précis de son anatomie je planterais ma lance à la pointe affûtée, mortelle pour un faë, une fois que j’en aurais terminé avec lui. J’assortis mes menaces d’une série de jurons plus colorés les uns que les autres – un langage qui ne m’est pas coutumier mais qu’une barmaid finit toujours par apprendre, qu’elle le veuille ou non.

Il me restait quatorze allumettes. J’en allumai une nouvelle.

Dans l’encadrement de la fenêtre, je vis s’élever la silhouette de V’lane. Avec son teint d’or en fusion et ses prunelles d’ambre liquide, il était d’une beauté surhumaine. Il me sembla qu’il flottait dans les airs. Il rejeta en arrière sa fabuleuse chevelure, une crinière de soie blonde où scintillaient mille reflets précieux, et ses épaisses mèches ondulées retombèrent en cascade sur un corps d’athlète d’une telle perfection, d’une sensualité si tentatrice que Satan avait dû éclater de rire le jour où il avait été créé – offrant sans doute une furieuse ressemblance avec V’lane en cet instant précis. Lorsque son hilarité se fut calmée, le prince faë murmura :

— Toi qui étais une si fragile petite chose quand tu es entrée dans cette pièce…

— Comment savez-vous cela ? ripostai-je. Depuis combien de temps étiez-vous en train de m’espionner ?

V’lane haussa les sourcils mais ne répondit pas.

J’imitai sa mimique. Il était à la fois Pan et Dionysos, Lucifer en personne, et tous les mâles que l’on pouvait mettre sous la rubrique « beau à se damner ».

Soudain, un soupçon se fit jour dans mon esprit, et je lui demandai d’un ton faussement naïf :

— Pourquoi n’entrez-vous pas ?

En voyant V’lane esquisser un sourire pincé, je ne pus réprimer un éclat de rire. Décidément, ce Jéricho Barrons était très fort.

— Vous êtes incapable de franchir les protections qui entourent l’immeuble, n’est-ce pas ? Est-ce à cela que je dois d’avoir encore mes vêtements sur moi ?

Je laissai tomber l’allumette qui me brûlait les doigts et en frottai une autre.

— Est-ce que cette barrière diminue d’une façon ou d’une autre vos pouv…

Je n’eus pas le temps d’achever ma phrase qu’un brasier de pur désir déferla sous ma peau, embrasant l’air dans mes poumons, se propageant jusqu’au cœur des fibres les plus intimes de mon être, consumant mes pensées pour n’en faire qu’une seule et longue supplique – Je-brûle-je-suis-en-feu-je-vais-mourir-si-tu-ne-me-donnes-pas-tout-de-suite-ce-dont-j’ai-tant-besoin !

Je m’effondrai sur le sol en un petit tas de cendres tout juste humaines.

Aussi soudainement qu’il s’était déclaré, et contre toute attente, le brasier de volupté qui consumait chaque atome de mon corps s’éteignit, me laissant frissonnante et glacée, traversée par des éclairs d’une douleur sans nom, l’insupportable nostalgie d’ivresses et de jouissances que je ne pourrais connaître qu’en m’asseyant à la table d’un banquet auquel les humains n’étaient pas conviés. Oh, l’attrait du fruit défendu ! L’appel du fruit empoisonné ! Pour lui, une femme pourrait vendre son âme, voire trahir l’humanité tout entière !

— Prudence, sidhe-seer. J’ai choisi de t’épargner. Ne joue pas avec le feu.

Je réprimai un éclat de rire nerveux. Qui jouait avec le feu, ici ? Serrant les mâchoires, je me redressai pour allumer une nouvelle allumette et, dans la lumière vacillante de sa flamme, jaugeai mes ennemis. Tous deux étaient prêts à me dévorer ; seules leurs façons de procéder différaient. Si je devais choisir, ce serait l’Ombre vorace.

— Que me vaut cette soudaine mansuétude ? m’enquis-je, méfiante.

— Je veux que nous soyons… Comment appelez-vous cela, vous autres ? Amis.

— Les violeurs psychopathes n’ont pas d’amis.

— Je n’avais pas remarqué que c’était ton cas, sinon je ne t’aurais pas fait une telle proposition.

— Très drôle, ricanai-je en regrettant amèrement que les choses ne soient pas aussi simples.

En le voyant sourire, j’eus un pincement au cœur. Comme j’aurais voulu croire que tout était merveilleux dans le monde où j’évoluais ! Les princes faës sont dotés d’une redoutable « force de frappe » psychique. D’après Barrons, ils sont nés pour séduire, sur tous les plans. Un énorme mensonge ambulant drapé d’un magnifique voile d’illusion et nimbé d’un charme aveuglant, voilà ce qu’ils sont. Moralité : ne croyez pas un mot de ce qu’ils vous disent.

— Je n’ai pas l’habitude de fréquenter des humains, aussi ai-je tendance à sous-estimer mon impact sur eux. Je n’avais pas mesuré l’effet que le Sidhba-jai aurait sur toi. Donne-moi une seconde chance.

Je laissai tomber mon allumette et en frottai une nouvelle.

— Commencez par me débarrasser de l’Ombre, répliquai-je.

— Avec le bracelet, tu pourrais te promener parmi elles sans la moindre crainte. Tu ne serais plus aussi vulnérable. Pourquoi refuses-tu un tel pouvoir ?

— Bonne question. Peut-être parce que j’ai encore moins confiance en vous que dans les Ombres ?

Ces dernières, elles, étaient trop stupides pour mentir. Du moins, je l’espérais.

— Qu’est-ce que la confiance, sidhe-seer, sinon le fait de s’attendre à ce que l’autre se comporte d’une certaine façon, cohérente avec ses actes antérieurs ?

— Voilà une excellente définition. Et si vous l’appliquez à l’attitude que vous avez eue envers moi dans le passé, vous en déduisez…

— J’en déduis que tu n’as pas compris mes intentions. Je suis venu à toi avec un cadeau destiné à protéger ta vie. Tu es une très belle femme et tu t’habilles de façon à attirer les regards masculins ; ne me reproche pas de t’avoir remarquée. Je ne pensais pas que le Sidhba-jai exercerait sur toi un tel ascendant. Lorsque je t’ai proposé de te donner du plaisir sans contrepartie, tu m’as éconduit ; il est normal que j’en aie conçu une certaine amertume. Et voilà que tu me menaces avec une arme dérobée aux miens. Que tu affirmes avoir des raisons de ne pas me faire confiance, alors que tu m’as donné mille occasions de me méfier de toi. Tu es une créature soupçonneuse et voleuse, affligée de graves tendances meurtrières. Pourtant, malgré tes menaces répétées de me faire du mal, je reste à tes côtés, m’interdisant tout ce qui pourrait t’offenser, et je t’offre mon aide désintéressée.

Ma réserve d’allumettes commençait à fondre. Avec quelle intelligence V’lane retournait la situation ! À le croire, il était aussi innocent que l’agneau qui vient de naître, et moi, j’étais une brute en puissance !

— Arrêtez, Caliméro ! Commencez par régler mon problème ; ensuite, on parlera.

— On parlera ? Tu me le promets ?

Méfiante, je grattai une nouvelle allumette. Il y avait un piège, mais où ?

— Puisque je vous le dis, répliquai-je prudemment.

— Nous discuterons en amis ?

— Les amis ne couchent pas ensemble, si c’est là que vous espérez en venir.

Ce n’était pas l’exacte vérité, mais il l’ignorait peut-être. J’appartiens à la génération « on baise, et alors ? », et je déteste ça. On couche avec ses amis, et même avec ses ennemis. Je me rappelle avoir vu une certaine Nathalie, qui détestait cordialement un certain Rick, s’envoyer en l’air avec lui dans les toilettes du Brickyard. Quand je lui avais demandé ce qui avait changé entre eux, elle avait haussé les épaules en me disant qu’elle ne pouvait toujours pas le voir en peinture, mais qu’elle l’avait trouvé furieusement appétissant ce soir-là. Personne ne voit donc que le sexe est ce qu’on en fait et que si on ne lui accorde aucune valeur, il n’en a aucune ? À partir de ce jour, j’avais cessé d’effectuer le ménage dans les toilettes. Je laissais ce soin à ma collègue Val, qui se situait plus bas que moi sur l’échelle d’ancienneté.

Ces dernières années, j’avais cherché en vain un petit ami à l’ancienne, le genre de garçon qui prend l’initiative de vous appeler, organise la soirée, passe vous chercher au volant d’une voiture qui n’est ni celle de son père ni celle de son autre petite amie et vous emmène voir un film dont le choix prouve qu’il a compris vos goûts – c’est-à-dire pas le dernier navet dont le nombre d’actrices au décolleté vertigineux est inversement proportionnel à la qualité de l’intrigue. J’avais rêvé de rendez-vous qui commenceraient par une conversation agréable, se poursuivraient par un intermède langoureux avant de s’achever sur un long baiser passionné, et dont je sortirais avec l’enivrante sensation de marcher sur un petit nuage rose. Cela ne s’était jamais réalisé.

— Ce n’est pas ce que je sous-entendais. Nous nous assiérons, toi et moi, pour discuter d’autre chose que de menaces, de peurs ou des différences qui nous séparent. Nous serons amis pendant l’une de tes heures.

Oh, que je n’aimais pas les précautions oratoires avec lesquelles il formulait cela !

— L’une de mes heures ? répétai-je, méfiante.

— Les nôtres sont bien plus longues que les vôtres, sidhe-seer. Mais voilà que j’oublie toute réserve devant toi ! Voilà que je te révèle qui nous sommes ! Ne sont-ce pas les prémices d’une véritable amitié ?

Quelque chose dans le comportement de l’Ombre attira alors mon attention. Il me fallut quelques instants pour mettre le doigt sur ce qui avait changé. Son attitude était différente ; elle était toujours à l’affût, mais elle semblait furieuse. Je ressentais sa colère, de la même manière que j’avais perçu ses moqueries quelques instants auparavant. Je compris aussi que sa fureur n’était pas dirigée contre moi. Je frottai une nouvelle allumette, pensive. Il ne m’en restait que trois, et j’avais l’angoissante impression que seule la présence de V’lane interdisait à l’informe prédateur de se jeter sur moi.

Devais-je en déduire que cette Ombre anormalement grande m’aurait dévorée, malgré la lumière, si V’lane n’avait pas été présent ?

— Une heure, concédai-je, mais je ne prends pas le bracelet. Et vous n’essayez plus de m’allumer. Ah ! Et je veux une tasse de café, d’abord.

— Pas maintenant. C’est moi qui choisirai le moment, MacKayla.

Il m’appelait par mon prénom, à présent. Comme si nous étions amis. Je n’aimais pas du tout cela. Je frottai la première des trois allumettes qui me restaient.

— Parfait. Réglez mon problème, maintenant.

J’étais en train de me demander à quoi exactement je venais d’acquiescer, et combien d’autres conditions poserait V’lane avant de me débarrasser de l’Ombre – je ne doutais pas un instant qu’il ferait durer les pourparlers jusqu’à l’ultime seconde, histoire de porter mon effroi et mon humiliation à leur comble –, lorsqu’il s’écria d’une voix mélodieuse :

— Que la lumière soit !

En un éclair, toutes les lampes de la pièce s’allumèrent.

L’Ombre explosa en milliers de lambeaux noirâtres qui rampèrent vers la nuit, tels des cafards fuyant une pièce enfumée, et il me sembla percevoir l’indicible détresse de l’Unseelie. Si la lumière ne tuait pas les créatures de son espèce, elle paraissait être leur version personnelle de l’Enfer.

Une fois que le dernier lambeau se fut carapaté en tremblant, je me hâtai de refermer la fenêtre. L’allée était de nouveau brillamment éclairée. Et déserte.

V’lane avait disparu.

 

Je rassemblai mes torches, les remis dans la ceinture de mon jean et me dirigeai vers le magasin, à la recherche d’Ombres rôdant dans les coins sombres ou se dissimulant dans les placards. Je n’en trouvai aucune. Toutes les lampes s’étaient rallumées, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Tout ceci me perturbait. Si V’lane avait remis la lumière sans le moindre effort apparent, il devait avoir aussi le pouvoir de me plonger dans le noir si l’envie lui en prenait, sans même avoir besoin de pénétrer dans l’enceinte de l’immeuble.

Que pouvait-il faire d’autre ? Jusqu’où s’étendaient les pouvoirs d’un prince faë ? Les protections n’étaient-elles pas censées lui interdire toute intervention physique sur l’espace qu’elles délimitaient ? D’ailleurs, pourquoi n’avaient-elles pas empêché les Ombres d’entrer dans le bâtiment ? Barrons n’avait-il protégé sa demeure que contre le Haut Seigneur ? S’il avait le pouvoir d’accomplir un tel exploit, pourquoi n’avait-il pas mis l’ensemble des lieux à l’abri de toute intrusion ? Je ne parle pas, bien entendu, des clients, même s’il devenait évident que la librairie n’était qu’une couverture. Barrons n’avait pas besoin de ce gagne-pain. Il souffrait à peu près autant du manque d’argent que l’Irlande de la sécheresse !

Moi, en revanche, j’avais besoin de réponses, et je commençais à me lasser de ne pas en obtenir. J’étais entourée d’égoïstes prétentieux et lunatiques. Dans ces cas-là, ma politique tient en une phrase : « Si tu ne peux pas être plus forte qu’eux, fais comme eux. » Après tout, moi aussi, je pouvais me comporter comme une égoïste prétentieuse ! Ce n’était qu’une question d’entraînement.

J’étais de plus en plus intriguée par Barrons. Il fallait que je sache s’il vivait ou non dans cet immeuble et ce qu’il trafiquait dans son mystérieux garage. Quelques jours plus tôt, il avait laissé échapper une allusion à une crypte située trois étages en dessous. Que pouvait-il conserver dans cette crypte ?

Je commençai par explorer le magasin. La partie de l’immeuble donnant sur la rue n’était rien de plus que ce qu’elle paraissait : une librairie aux rayonnages regorgeant d’ouvrages en tous genres. Je m’en détournai rapidement pour me diriger vers la partie résidentielle, située sur l’arrière. Le rez-de-chaussée était aussi impersonnel qu’un musée. Malgré la somptueuse collection d’antiquités et d’œuvres d’art qui l’ornait, rien ne révélait le moindre indice sur la personnalité de celui qui l’avait décoré. Quant au cabinet de travail, sur lequel j’avais misé pour en découvrir plus sur le maître des lieux, il se reflétait, froid et sans âme, dans un grand miroir au cadre de bois fixé au mur entre des étagères en cerisier, derrière un bureau d’apparence fort ancienne. Je ne trouvai pas de chambre, ni de cuisine, ni de salle à manger.

Au premier et au deuxième étage, toutes les portes – de lourds et épais panneaux de bois équipés de serrures impossibles à forcer ou à crocheter – étaient fermées à clé. Je commençai par tourner discrètement leurs poignées, craignant que Barrons ne se trouve dans l’une des pièces, mais à mesure que je progressais, je finis par les secouer sans ménagement, avant de les frapper à coups de pied, furieuse. Je m’étais réveillée dans l’obscurité, et je n’en pouvais plus d’avancer à tâtons dans le noir. Je ne supportais plus que ce soient les autres, toujours eux, qui aient le contrôle de la lumière.

Hors de moi, je dévalai les escaliers, me ruai à l’extérieur et courus au garage. La pluie s’était calmée mais le ciel était toujours chargé de nuages d’orage, et j’aurais eu du mal à croire que l’aube se profilait à l’horizon si je n’avais pas déjà vu se lever le soleil chaque matin depuis vingt-deux ans. En bas de l’allée, sur ma gauche, des Ombres vibraient dans l’obscurité, dessinant de rapides pulsations à la lisière du voisinage abandonné. D’un geste impatient des deux mains, je les chassai.

Je tournai la poignée de la porte du garage. Elle était verrouillée, bien entendu.

Alors, je me dirigeai vers la première fenêtre, que je fracassai avec la base de ma torche. J’écoutai avec jubilation le tintement du verre qui se brisait. Aucune alarme ne se déclencha.

— Et alors, mon petit Barrons ? murmurai-je. On dirait que votre forteresse n’est pas aussi imprenable qu’elle en a l’air !

Je songeai que, de même que le magasin, le garage devait être équipé de protections contre un certain nombre d’intrus, dont je ne faisais pas partie. Après avoir cassé les bords coupants de la vitre pour ne pas me blesser, je me hissai sur le rebord de la fenêtre et sautai à l’intérieur.

Puis j’appuyai sur les interrupteurs près de la porte… et restai un long moment immobile, en extase devant le spectacle qui s’offrait à mes yeux. J’avais déjà eu l’occasion de jeter un rapide coup d’œil à la collection de Barrons et de rouler à bord de certains de ses bolides, mais la vue de ces engins rutilants soigneusement alignés, tous plus fabuleux les uns que les autres, était une expérience quasi mystique.

Je vouais une véritable passion aux voitures.

Félines et racées ou compactes et puissantes, berlines de luxe ou coupés de compétition, modèles dernier cri ou grands classiques de l’histoire automobile, elles me faisaient rêver… et Barrons les possédait toutes. Enfin, presque toutes. Je ne l’avais pas encore vu conduire une Bugatti, mais, entre nous, à un million de dollars le caprice (un moteur de mille trois chevaux, ça a un prix), ça ne m’étonnait guère. À ce détail près, il possédait pratiquement toutes les voitures qui me faisaient fantasmer, jusqu’à la Corvette Stingray 1964 à la carrosserie, ça ne s’invente pas, vert bolide anglais.

Ici, tapie telle une panthère au pelage lustré, la Maserati noire côtoyait la Countach Wolf. Et là, la Ferrari rouge semblait presque ronronner, non loin de la… Oh, non ! Mon sourire s’évanouit lorsque mes yeux se posèrent sur la Maybach de Rocky O’Bannion, et je songeai aux seize hommes qui avaient trouvé la mort, en partie à cause de moi. Seize décès dont je m’étais même félicitée à l’époque, car ils m’avaient offert un répit momentané.

Comment peut-on nourrir des sentiments aussi contradictoires ? En devenant adulte, en « compartimentant » ses émotions ? N’est-ce pas une façon de fractionner ses fautes en petits morceaux, afin de répartir leur poids de façon à ce qu’elles soient supportables ?

Oubliant la fantastique collection, je me mis à la recherche d’une porte. Il devait bien y en avoir une !

Le garage avait autrefois servi d’entrepôt commercial, et je n’aurais pas été surprise d’apprendre qu’il occupait tout un pâté de maisons. Le sol était en béton ciré, les murs en béton coffré et les poutres et poutrelles en acier. Toutes les fenêtres avaient été peintes en noir, depuis les impostes comblées de pavés de verre près du plafond jusqu’aux deux ouvertures équipées de double vitrage dans la partie basse. C’était l’une de ces deux fenêtres, situées près de la lourde porte de garage à bascule qui donnait sur l’allée, que j’avais fracturée pour entrer.

Hormis les fenêtres et les voitures, je ne trouvai rien. Pas d’escaliers, pas de placard, pas de trappe dissimulée sous des tapis. Et pourtant, je fouillai chaque recoin avec un soin maniaque.

Où étaient ces fichus étages inférieurs, et par quel moyen était-on censé y accéder ?

Je marchai jusqu’au centre du vaste garage, parmi ce qui était sans doute l’une des plus extraordinaires collections au monde, bien qu’elle fût cachée au fond d’une banale allée de Dublin, et je tentai de réfléchir comme son étrange propriétaire. Un exercice aux résultats d’autant plus aléatoires que je commençais à me demander si celui-ci, à la place d’un cerveau, n’était pas plutôt doté d’une puce électronique à la froide et redoutable puissance de calcul.

Puis j’entendis un bruit – ou, plus exactement, je le perçus. Une sourde vibration grondait sous mes pieds.

Je penchai la tête, tous mes sens aux aguets… avant de me laisser tomber sur mes mains et mes genoux et de poser mon oreille sur le béton glacé – non sans l’avoir rapidement épousseté du plat de la main. De très loin au-dessous, des entrailles mêmes de la terre, me sembla-t-il, monta un hurlement assourdi.

Ce cri furieux, bestial me donna la chair de poule. Fermant les yeux, je cherchai de quelle gueule pouvait provenir un hurlement aussi effrayant. Du fond de son tombeau de béton, la créature répéta son sinistre appel qui me glaçait jusqu’à l’âme et semblait ne jamais devoir cesser.

Qu’y avait-il là-dessous ? Quel être monstrueux possédait une telle capacité pulmonaire ? Pourquoi criait-il ainsi ? Son râle était aussi lugubre qu’un gémissement de détresse absolue, plus noir qu’une lamentation funèbre. C’était celui d’une bête folle de terreur et de désespoir, partagée entre la rage et le renoncement, se sachant abandonnée, condamnée à l’agonie d’un interminable enfer.

Un frisson de peur me parcourut.

Soudain retentit un nouveau rugissement, dans lequel je discernai plus d’effroi que de souffrance. Il s’éleva dans l’air, affreux écho du hurlement de damné qui continuait à monter de la terre.

Puis ils cessèrent tous les deux.

Un silence de plomb tomba sur le garage.

Furieuse et impuissante, je donnai un coup de poing rageur sur le sol de béton. Tout ceci dépassait mon entendement, et de très loin !

Renonçant au côté arrogant de mon nouveau personnage d’égoïste prétentieuse, je me redressai en me frottant les mains et quittai le garage. Au moment où je sortais dans l’allée, une rafale poussa des ordures le long du trottoir. L’épais manteau de nuages se déchira, révélant un pan de ciel obscur. Le jour était sur le point de se lever, mais une lune ronde et brillante flottait au firmament. Sur ma droite, dans la Zone fantôme, les Ombres ne hantaient plus l’obscurité. Elles avaient fui devant une menace inconnue, qui n’était ni la lueur de l’astre lunaire ni celle de l’aube imminente. Ces derniers temps, j’avais longuement observé leur manège de ma fenêtre. Au matin, elles reculaient comme à contrecœur devant l’arrivée du jour, les plus audacieuses d’entre elles attendant le dernier instant pour battre en retraite.

Je tournai les yeux sur ma gauche et ravalai un cri de surprise.

— Non ! murmurai-je, comme pour conjurer l’apparition.

Juste au-delà du halo de lumière des projecteurs extérieurs se tenait une haute silhouette drapée de noir, les pans de son linceul couleur de nuit bruissant dans le vent.

À plusieurs reprises déjà, au cours des dernières semaines, j’avais cru apercevoir une vague silhouette par les fenêtres, tard dans la nuit – celle d’une figure si ridiculement convenue que j’avais refusé d’en croire mes yeux. Je la chassai hâtivement de mes pensées.

Les faës me donnaient déjà assez de fil à retordre.

— Tu n’existes pas ! maugréai-je dans sa direction.

Je traversai l’allée, gravis les marches du perron quatre à quatre, ouvris la porte à la volée et me ruai à l’intérieur. Lorsque je regardai dehors, l’apparition s’était volatilisée.

Un rire hystérique m’échappa. Je le savais bien !

Elle n’avait jamais existé.

Je me douchai, me séchai les cheveux, m’habillai, pris une briquette de lait aromatisé au café dans le réfrigérateur de ma chambre et descendis au rez-de-chaussée. À temps pour voir entrer Fiona, suivie de la police qui venait m’arrêter.

Fièvre Rouge
titlepage.xhtml
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Moning,Karen Marie-[Chroniques de MacKayla Lane-2]Fievre rouge(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html